Guerre Ukraine - Russie : La top-modèle, la technologie britannique et la machine de guerre russe - BBC News Afrique (2024)

Des équipements de haute technologie fabriqués par une entreprise britannique d'une valeur de 2,1 millions de dollars américains (1 milliard 263 millions de francs CFA) ont été vendus à des entreprises russes liées à l'armée, selon des documents douaniers consultés par la BBC.

Les documents indiquent que les objectifs de caméra fabriqués au Royaume-Uni ont été expédiés par une entreprise enregistrée au Kirghizistan, apparemment dirigée par une top-modèle...

Le fabricant britannique, Beck Optronic Solutions, qui a travaillé sur les chars britanniques Challenger 2 et les chasseurs F35, nous a déclaré qu'il n'avait pas enfreint les sanctions, qu'il n'avait eu aucun contact avec la Russie ou le Kirghizistan, et qu'il n'était pas au courant des expéditions.

Notre enquête soulève des questions sur l'efficacité des sanctions imposées à la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine.

L'enquête nous a conduits à Valeria Baigascina, une jeune femme de 25 ans, originaire de l'État d'Asie centrale qu'est le Kazakhstan, mais vivant désormais en Biélorussie. Modèle à temps partiel, elle publie régulièrement des images de son style de vie de jet-setteuse sur les réseaux sociaux. Au cours des deux dernières années, elle a visité Dubaï, le Sri Lanka et la Malaisie.

Ses réseaux sociaux n'indiquent nullement qu'elle est la directrice d'une entreprise ayant acheminé des équipements d'une valeur de millions de dollars américains vers des entreprises visées par des sanctions russes, comme notre recherche dans les documents douaniers l'a révélé.

Selon les détails d'enregistrement biélorusses, Mme Baigascina était la fondatrice et directrice d'une entreprise appelée Rama Group LLC. Créée en février 2023, elle est enregistrée à Bichkek, la capitale du Kirghizistan - à environ 3 700 km de son domicile en Biélorussie.

Les deux pays sont d'anciennes républiques soviétiques, avec des liens commerciaux étroits avec la Russie. La Biélorussie reste le plus fort allié de Moscou en Europe.

Les données commerciales montrent que depuis l'introduction des sanctions contre la Russie en février 2022, les exportations britanniques vers le Kirghizistan ont augmenté de plus de 300 %. Les experts soupçonnent que certaines marchandises sont en réalité destinées à Moscou.

Les documents douaniers obtenus par la BBC suggèrent que le groupe Rama a expédié à Moscou deux envois d'optique haut de gamme pouvant être utilisée dans des missiles, des chars et des avions.

L'équipement est inscrit sur le formulaire douanier comme étant fabriqué par Beck Optronic Solutions à Hemel Hempstead, Hertfordshire. L'entreprise fabrique des lentilles de haute précision utilisées dans les systèmes de ciblage et de surveillance.

Bien que certaines de ses lentilles soient utilisées dans le secteur de la santé et de l'ingénierie, le site web de Beck détaille de nombreuses applications militaires et de défense.

Les lentilles et la technologie optique vendues par Beck Optronics sont spécifiquement répertoriées comme des biens qui ne peuvent soit pas être légalement exportés vers la Russie, soit nécessitent une autorisation des autorités britanniques avant qu'une vente puisse avoir lieu.

La BBC a identifié, grâce à des documents douaniers, un total de six expéditions de produits prétendument fabriqués par Beck, d'une valeur totale de 2,1 millions de dollars américains (1 milliard 263 millions de francs CFA) et transférés à Moscou via Rama et une autre société intermédiaire, Shisan LLC.

En décembre 2023 et janvier 2024, le groupe Rama a effectué deux expéditions vers Moscou en les qualifiant de "partie rotative de caméra". Ces expéditions ont été envoyées à Sol Group, une entreprise basée à Smolensk, à 320 km au sud-ouest de Moscou, qui a été sanctionnée par les États-Unis.

La route empruntée par les marchandises n'a pas été identifiée. Les documents indiquent que certaines expéditions pourraient provenir de la Thaïlande.

Shisan LLC, une autre entreprise kirghize, était responsable de quatre autres expéditions de produits Beck Optronics d'une valeur de 1,5 million de dollars américains (869 millions de francs CFA).

Deux de ces expéditions concernaient des "lentilles de caméra infrarouge à ondes courtes" et ont été envoyées à l'Ural Optical & Mechanical Plant, qui fabrique des accessoires de visée et de précision de tir, et est également sanctionnée en raison de ses liens avec l'armée russe.

Rama Group et Shisan partagent la même adresse à Bichkek - un immeuble moderne de cinq étages dans une partie huppée de la ville. Lorsque nous lui avons rendu visite, on nous a dit que Valeria Baigascina était à l'étranger pour un voyage d'affaires.

Nous avons trouvé son numéro grâce à ses publications sur les réseaux sociaux et lui avons fait part des allégations la concernant.

Mme Baigascina a déclaré qu'elle était la fondatrice de l'entreprise mais l'avait vendue en mai. Elle a nié les allégations, disant que lorsqu'elle en était propriétaire, "rien de tel n'était fourni". Elle a ensuite raccroché.

Plus tard, par e-mail, elle nous a dit que les accusations étaient "ridicules" et basées sur des "informations fausses".

Nos recherches montrent qu'en mai de cette année, elle a vendu Rama Group à sa meilleure amie, Angelina Zhurenko, qui dirige une entreprise de lingerie au Kazakhstan.

Mme Zhurenko nous a déclaré : "Les activités commerciales sont menées exclusivement dans le cadre de la législation en vigueur au Kirghizistan. L'entreprise ne viole aucune loi. Toute autre information est fausse."

Evgeniy Anatolyevich Matveev est présenté comme le directeur de l'entreprise Shisan. Nous lui avons fait part de nos informations par email.

Il nous a dit qu'elles étaient "fausses" et qu'il dirigeait "une entreprise fournissant exclusivement des biens civils fabriqués dans des pays asiatiques".

Il a poursuivi : "Cela ne viole pas les lois de l'État dans lequel je travaille et n'a rien à voir avec les sanctions américaines, car il est impossible d'interdire le libre-échange de biens asiatiques disponibles à la vente et à la livraison."

Il n'y a aucune preuve que Beck Optronics était au courant de ces expéditions ou que la Russie était la destination finale des lentilles.

L'entreprise nous a dit qu'elle n'avait rien à voir avec les expéditions : "Beck n'a rien expédié en violation des contrôles d'exportation britanniques ni des sanctions applicables au Royaume-Uni. Elle n'a eu aucun contact avec une partie ou une entreprise en Russie, au Kirghizistan ou en Thaïlande, n'était pas au courant que des envois pouvaient finalement être expédiés à l'une de ces destinations..."

Elle croit que certains équipements mentionnés n'ont même pas été fabriqués par par ses employés, et que les documents douaniers pourraient avoir été falsifiés.

Mais ces exportations présumées font partie d'un tableau beaucoup plus vaste, qui implique des expéditions provenant de plusieurs sources.

L'analyse des documents douaniers par le groupe de réflexion sur la sécurité basé à Washington, C4ADS, suggère que Shisan a effectué 373 expéditions via le Kirghizistan, vers la Russie, entre juillet et décembre 2023.

Parmi celles-ci, 288 contenaient des marchandises qui relèvent des codes douaniers pour les "articles de champ de bataille de haute priorité".

Au cours de la même période de six mois, le groupe Rama a effectué un total de 1 756 expéditions vers la Russie. Parmi celles-ci, 1 355 concernaient des articles figurant sur la liste des "articles de haute priorité pour le champ de bataille".

Ses envois les plus récents, y compris des équipements électroniques de sociétés américaines et britanniques, ont été destinés à une entreprise russe nommée Titan-Mikro, qui est soumise aux sanctions américaines depuis mai 2023 pour avoir opéré dans le secteur militaire russe.

"Quand ils vendent cette technologie à un client qui est potentiellement un utilisateur final russe, ils doivent pleinement comprendre que cela sert à tuer des gens", déclare Olena Tregub de la NAKO, l'organisation ukrainienne indépendante de lutte contre la corruption.

Elle affirme que les lacunes du régime de sanctions coûtent des vies.

"Sans ces technologies, ces armes ne voleraient pas. Le cerveau de ces missiles balistiques, le cerveau de ces drones kamikazes, est fait de technologie occidentale", dit-elle.

Les autorités internationales sont conscientes du rôle du Kirghizistan dans la suite à donner aux sanctions.

En avril, David Cameron, qui était ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, s'est rendu à Bichkek et a exhorté les autorités kirghizes à faire davantage pour renforcer leur conformité aux sanctions.

Le président kirghize a exprimé sa confiance quant au fait que la visite officielle de M. Cameron dans son pays donnerait "un nouvel élan à la coopération multifacette entre le Kirghizistan et le Royaume-Uni".

David O’Sullivan, l'envoyé spécial de l'Union européenne pour la mise en œuvre des sanctions, nous a dit que les efforts se poursuivent pour démanteler les "réseaux d'approvisionnement illicites", et que "les entreprises sont tenues de mener des vérifications de diligence raisonnable pour comprendre qui est l'utilisateur final et où les 'articles de champ de bataille' se retrouvent finalement".